Samedi 3 février. Ça y’est c’est le départ d’El Chalten ! Lever tôt, pour éviter le vent, mais dans le froid et l’humidité, brrr. A 10h , dernier passage à la boulangerie, le soleil se lève, le vent avec, de face, obvio ! Mais il nous laisse partir, plein nord, contourner le Fitz Roy et avoir un dernier regard plein de lumière sur ce géant. Nous avançons tranquillement, la rivière déborde parfois un peu sur la piste, et ça y’est nous arrivons au bord du lac del desierto.

Ce passage de frontière est un peu particulier. Il n’y a pas de route, deux lacs à traverser, un premier côté argentin pour nous, puis un deuxième côté chilien, et un sentier pour passer le col entre les deux. Un sentier longe le lac du désert, côté argentin, pour ceux qui ne voudraient pas prendre le bateau, pour ceux qui veulent profiter d’une belle balade et pour ceux qui arrivent trop tard dans la saison et n’ont pas d’autres choix que de marcher… C’est ce qui nous était arrivé il y a douze ans… Le sentier ne fait que 12 kilomètres, il nous avait alors fallu un jour et demi pour le parcourir à vélo, ou plutôt à pousser les vélos, car sur le chemin, il y avait troncs, ornières trop étroites pour les sacoches, des montées et descentes bien raides, passage de ruisseaux et zones marécageuses. Nous étions alors deux couples à s’entraider et, au bout du chemin, nous étions d’accord pour nous dire que nous n’étions pas trop de quatre pour nous épauler et éviter de craquer ! Comme il paraît que les cyclos rencontrent toujours les mêmes réjouissances et que nous aimons les bateaux, nous avons pris l’option lacustre. Alors que nous pensions prendre le bateau du lendemain, le soir même, à notre arrivée, une embarcation est sur le départ et accepte de nous prendre. On en profite en se disant que si l’on peut gagner un jour ce sera toujours ça de gagné… Car nous savons que si le passage du col ne nous effraie pas trop, la traversée du lac chilien, le lago O’Higgins peut être plus compliquée. Ce lac-ci subit davantage les assauts des vents patagons et la navigation est soumise à l’autorisation de la marine chilienne qui donne, ou non, son accord en fonction de la météo… Il arrive que les bateaux ne puissent pas traverser pendant plusieurs jours et nous avons a priori vu une fenêtre météo le surlendemain. Gagner du temps nous aidera à l’attraper! Alors ce soir nous dormons sur la pelouse de la douane argentine, avec un paquet d’autres voyageurs, cyclos ou randonneurs, en route, eux, pour le sud.

Dimanche 4 février. Célestin se réveille malade. Grosse fatigue, mal au ventre. Les gendarmes n’autorisent les voyageurs à ne passer qu’une nuit sur leur terrain. Malgré nos demandes, il nous faut partir. Après avoir fait les formalités de sortie d’Argentine, nous formons le convoi, car dès le début il faut pousser les vélos : Flo avec celui de Célestin, une corde pour aider Leila, et moi derrière. Très vite, nous laissons des vélos sur le bord pour les pousser à deux, on commence les aller-retours. Célestin s’allonge à chaque pause, incapable de pousser le sien, même sur le plat. Puis c’est le passage des rivières, tout défaire, passer les ponts de troncs vélo sur l’épaule, tout réarmer. Single entre les racines, passage de troncs et hornieres étroites. Célestin remonte en selle. On avait oublié combien ce chemin pouvait être difficile. Il faut dire qu’en sens inverse, à la descente, il ne faut pas pousser les vélos, et que nous en avions tellement bavé le long du lac du désert que nous avions oublié les difficultés qui précédaient!

Fin de journée, nous sortons de la forêt, le sentier devient piste, enfin nous arrivons au col, à la frontière ! Leïla nous dit “un bras en Argentine, un bras au Chili. Je veux rester en Argentine le plus longtemps possible, au Chili les côtes sont trop dures!”. En attendant, celle-ci, elle était pas mal! Ça aura été notre journée la plus courte en kilomètres et une des plus longues en temps : plus de 8h pour faire 9km, et encore nous nous sommes rattrapés sur les 4 derniers kilomètres de descente après la frontière pour rejoindre un endroit où  poser la tente!

Lundi 5 février. Départ avec l’espoir d’attraper un bateau pour traverser le lac dans la journée. Nous poursuivons la descente jusqu’au lac. Il fait beau. Ses eaux bleues azur nous tendent les bras. Avant le poste de douane un panneau fait rire les enfants “interdit d’entrer dans les légumes” en français dans le texte!

Le carabinier nous accueille pour les démarches d’entrées. A priori pas de bateaux aujourd’hui, peut-être mardi, peut-être jeudi, peut-être vendredi… Nous allons sur le quai, appréhender les lieux, pique-niquer, faire sécher tente et duvets, profiter du calme. Une argentine vient pêcher. Elle loge à l’auberge. Elle est arrivée hier et attend un bateau. Un allemand passe, il attend aussi. Peut-être mardi, peut-être jeudi, peut-être plus tard… Fin d’après-midi, toujours pas de bateau. Nous retournons sur une belle pelouse aperçue à notre arrivée. Un endroit superbe pour planter la tente. Balade au bord du lac et cueillette de groseilles à maquereau. Nous nous régalons! Une famille cochon vient nous rendre visite. Flo cherche l’endroit abrité du vent pour planter la tente. Ce sera sous des épicéas. On sent que des colons sont arrivés ici avec plantes et graines de chez eux : groseilles, menthe, épicéas, mélèzes, c’est rigolos de trouver toutes ces plantes ici.

Il se fait tard, les enfants sombrent dans le sommeil. Des pêcheurs de retour du lac passent devant nous et s’arrêtent “ce n’est pas possible de camper ici”, “comment ça? ». “Non, le seul endroit habilité est le camping au bout de la piste”. On essaye de négocier, les enfants dorment, Célestin est malade, on promet d’aller au camping le lendemain. Le pécheur-carabinier nous explique que toute la zone appartient à une seule famille et qu’il y a un accord avec cette famille : le camping sauvage est interdit et toutes les personnes de passage doivent aller au camping. D’autant plus qu’il est très dangereux de faire du camping sauvage : il y a des renards, des chutes d’arbres, des pumas, le danger des incendies, etc. Nous réprimons un sourire à l’annonce des renards et on tente de rassurer tout le monde en disant que nous ne faisons jamais de feu. Le carabinier accepte d’aller négocier avec son chef quand une voiture s’arrête et qu’une femme arrive… très en colère! Ça fait des heures qu’elle nous cherche, qu’ils font des allers-retours sur la piste pour nous trouver! Sa famille est propriétaire de la montagne, c’est interdit de faire du camping sauvage, nous sommes obligés d’aller au camping. Tout de suite. Le carabinier la calme en lui disant qu’il est en train de nous expliquer tout ça. Elle peut partir, il va s’occuper de nous. Une fois la voiture loin, il se tourne vers nous. “Maintenant qu’elle vous a vu, je ne peux plus rien faire, il va vous falloir tout ranger et aller au camping”. Entre-temps la nuit est tombée. Noire d’encre. Une petite voix se fait entendre sous la tente “On a pas le droit de camper ici? Il faut aller au camping?”. Les enfants comprennent très bien l’espagnol… Heureusement Célestin a pris un paracétamol une heure avant. On range tout, réarme les vélos et c’est parti pour les quelques kilomètres jusqu’au bout de la piste. Arrivée nocturne au camping, on y voit pas grand chose. On appréhende un peu. La dame nous accueille. Finalement bien plus détendue et souriante qu’une heure avant… Elle s’inquiète pour les enfants, pour Célestin surtout, et leur offre des gâteaux! Ouf, si il faut que l’on reste plusieurs jours ici, autant que cela soit en bonne entente avec les locaux!

Mardi 6 février. Nous sommes connus ici! La dame a passé son après-midi et sa soirée de la veille à aller voir les uns et les autres pour savoir qui nous auraient vu, qui sauraient où nous étions… Bonjour la réputation ! Mais tout cela est vite oublié, chacun se demandant surtout quand sera le prochain bateau… Il y en a un qui est arrivé tôt ce matin. Les passagers sont encore secoués par la navigation visiblement très agitée. Je vais voir le capitaine, il me dit que la marine a “fermé” le port et que dans tous les cas, même si il a l’autorisation de sortir, c’est lui qui décide ou non de traverser. Il semble lui aussi assez secoué. Et pourtant, le calme a l’air de régner sur le lac. Le vent est décidément bien facétieux dans ces contrées…

Mardi, mercredi, jeudi, comme tout le monde, nous attendons. Chaque jour de nouveaux voyageurs arrivent, et attendent.La petite phrase « Quien se apura en la Patagonia, pierde su tiempo », ce ne peut pas être plus vrai! Les enfants partent en cueillette. Célestin sort sa canne à pêche. Nous nous rendons compte que nous ne savons absolument pas la faire fonctionner. Heureusement certains ont le savoir-faire ici. Et Flo finit par attraper notre première truite!

Ici, à Candelario Mancilla, habitent une seule famille et les carabiniers chargés de la surveillance de la frontière. Pas d’épicerie. Petit à petit, les vivres s’amenuisent. La dame du camping fait du pain tous les jours pour nourrir ses hôtes, elle vend un peu de riz. Flo et Leila sombrent dans la maladie à leur tour et disparaissent sous la tente. Avec Célestin, en phase de guérison, nous essayons d’aller pêcher. Mercredi, la dame du camping a des nouvelles : a priori un bateau devrait arriver le lendemain matin, à 6h. La petite communauté décide d’organiser un asado pour le soir même. Son mari va tuer une vache dans la montagne. Tout le monde se retrouve autour des gros morceaux de viande puis va se coucher. A minuit, deux veilleurs font le tour des tentes : le port reste fermé, finalement il n’y aura pas de bateau demain. Retour au dodo.

Nouvelle journée d’attente sous le soleil. Une rumeur enfle, il y aura peut-être une fenêtre météo demain. La dame du camping ne veut s’engager sur rien, elle ne veut pas être à l’origine de nouvelles déceptions. La vie continue. Le soir arrive, toujours pas de nouvelles. A priori le port est ouvert et un bateau est en route, mais nous doutons de tout désormais. Les malades vont se coucher. 23h : cris de joie dans la nuit, le bateau est en vue! A minuit les veilleurs font à nouveau le tour des tentes : rendez-vous demain à 5h sur le ponton. On part!!!

Vendredi 9 février. Grand départ aux aurores. Personne ne râle pour se lever dans la nuit! Tout le monde embarque dans le premier bateau. Sacs à dos, vélos, passagers. “les gamins peuvent se mettre là”. Tiens, étrange il parle bien français ce chilien pour prononcer le mot “gamin’… Les gamins en question se rendorment vite. Le capitaine annonce qu’il y a le wifi sur le bateau. Ça nous semble un peu surréaliste après les quelques jours passés à Candelario Mansia… Les amarres sont lâchées. Le bateau se fait très rapidement brinquebaler sur les vagues. Ça secoue dans tous les sens. Petite pensée pour les vélos juste posés sur le toit du bateau… Le bateau en question est plutôt une embarcation faite pour les lacs aux calmes que pour les vagues patagones proches des vagues bretonnes. Si ils ne peuvent pas toujours traverser, c’est que l’embarcation n’est peut être pas la bonne pour ces meteos… Enfin, ça c’est que l’on pense nous.

Arrivée au port de Villa O’Higgins dans les lumières du petit matin. Il y a la barcasa La Integration, celle que nous avions pris il y a douze ans. Souvenirs, souvenirs… Flo voit passer le responsable de notre bateau “Tu ne trouves pas qu’il ressemble à Daniel?”. Nous l’apostrophons : “Tu parles bien français dis donc !? – Oui – Tu as habité en France? – Oui – À Grenoble ? – Ouii – Tu as fait la légion étrangère? – Ouiii – Il y a une douzaine d’années, tu t’entraînais pour piloter des avions ? – Ouiiii, mais comment vous savez tout ça??? – On a passé plusieurs jours avec toi il y a une douzaine d’années !!”. Retrouvaille émouvante. Daniel, nous invite tout de suite à aller dans le camping qu’il vient d’ouvrir avec sa femme à Villa O’Higgins. Aujourd’hui il doit faire plusieurs aller-retours sur le lac, mais demain on aura le temps de discuter.

Villa O’Higgins. Nous prenons notre temps. Le temps de se remettre les uns après les autres des microbes qui nous ont bien séchés ces derniers jours (covid?). Le temps de passer du temps avec Daniel, Sophia et Daniela. Le temps d’aller pêcher, de faire le meilleur asado (barbecue) de notre voyage, d’apprendre à cuisiner la truite de trois façons différentes : fumée, au feu, en papillote, de goûter à la viande de cheval et de manger une glace!

Puis, il est temps de se remettre en route. Ce sont 1.246 km qui nous attendent dont la moitié en ripio… Le départ est très émouvant. Daniel a les larmes aux yeux. Les filles voudraient encore, toujours, jouer ensemble. Célestin  a bien l’espoir de pêcher encore pleins de truites et de les faire cuire sur des pierres préalablement chauffées, au bord de la rivière. Allez, Yala, davaï. Il faut y aller!